J’avance à petit pas, en appui sur la paroi, cramponné aux prises : Bambi sur la glace ! Quelle situation humiliante, la Mescla c’est pourtant facile, je connais chaque prise comme ma poche. J’arrive au rail, qu’habituellement je passe les mains dans les poches. Je comprends mieux pourquoi Didou m’avait rappelé de prendre un baudrier, j’ai l’impression d’avoir pris 25 ans, manque plus que le déambulateur ! Faut dire qu’il m’a collé sur le dos un bi-7 L, ça doit bien faire 25 kg cette saloperie : « tu verras, je t’ai tout préparé dans un sac spéléo, ce sera super-pratique pour porter ». Pratique oui… Jamais je serais plongeur, c’est vraiment un sport de calus, et encore là pas de méandre étroits et boueux pour acheminer le matos au siphon. J’arrive rapidement au siphon, dépose cette p… de charge, passablement essoufflé. Je dis rien, je vais pas passer pour un con alors qu’eux font de multiples allers et venues avec 40-50 kg sur le dos pour les grosses plongées. J’espère au moins qu’ils en chient, sinon le concept d’égalité a peu d’avenir pour notre humanité !
Je finis de me sapper, descend me poser le cul dans l’eau pour enfiler les palmes, le masque, enfin tout le reste. Didou met un peu d’ordre dans ce bordel, y’a des tuyaux dans tous les sens. J’en connais l’usage, mais là ça fait vraiment raffinerie. Vérif pour le stab, là c’est pour gonfler, là c’est pour purger, et là t’a la tirette pour purger d’un coup…
« Bon, j’avance, je vais me poser à 2-3 m de là pour me mettre au clair avec mon matos et voir si tout est bien ». Tête dans l’eau, miracle on ne se noie pas, même qu’on peut respirer en continuant d’admirer le spectacle. Trop léger, je fais le bouchon dans la vasque. Didou me plombe avec une ceinture laissée sur place, ça le fait. Je descends un peu, j’injecte un peu d’air pour ajuster la flottaison, et bien sûr commence à m’élever tout doucement. Évidemment, le machin pour vider le stab n’évacue que bulle à bulle et je continue mon ascension. Elle est où la tirette ? Impossible de la trouver dans tous ces fils et tuyaux. Le temps de me retourner (c’est le cas, je crois que je suis à moitié basculé sur le côté comme un poisson mort), Didou tire la bobinette et le plongeur chois, me revoilà dans une position normale, face à la suite du siphon. Je descends tout doux, les oreilles font mal, décompression du nez, guère mieux, les tympans font de plus en plus mal. Joyeuses séquelles de sauts en canyons à la Réunion, quand on est jeune et con… Maintenant je ne suis plus jeune, mais j’ai mal aux oreilles ! Didou, qui doit veiller (en fait je ne le vois que quand j’ai un pb), me demande comment ça va, je lui fais signe pour les oreilles. Il décolle ma cagoule pour faire entrer de l’eau et équilibrer les pressions, ça va tout de suite mieux. Je descends lentement, c’est bon, je gère. Pas super agréable, mais ça passe. Je peux commencer à regarder un peu le paysage, notamment les concrétions immergées, j’étais venu pour ça. Jérémy passe devant, son phare ouvre la suite d’un bleu fabuleux, c’est limpide, cristallin, le fil se segmente de stalagmites en stalagmites. C’est pratique, on devrait en poser plus souvent pour accrocher le fil d’ariane. J’avise de curieuses plaques d’un blanc pur sur les parois, le doigt rentre dedans, c’est effectivement de l’argile. Bizarre, il y en a en paquets dans les éboulis, en placage dans les poches ou en remplissage dans les fissures des brèches de paroi. Quelle est cette argile ? Kaolinite ou halloysite issue de l’altération hydrothermale ? Ou une argile plus classique, mais pourquoi aussi blanche et aussi pure ? Le miroir de sortie se profile déjà, de forme allongée, ça doit faire un lac étendu où l’on nage. Je reste sous l’eau, autant en profiter. On émerge tous ensemble, grande salle d’effondrement, dont le talus d’éboulis est à l’origine de l’intersiphon. On dépalme, le temps de passer le gué, et on se pose dans la vasque suivante. Débriefing, ok, tout va bien. « Après les concrétions, ça cale à -23, tu vois comment tu te sens, tu descends doucement, et on s’arrêtera là ». Merci patron ! Jérémy a déjà filé devant, c’est reparti, je passe dans l’autre monde. Encore des stalagmites partout. On doit déjà être un peu plus bas que dans le S1, les tympans jouent parfaitement le rôle de profondimètre. Ça tombe bien, je retrouve pas l’instrument, et de toutes façons sans lunettes je peux pas lire les détails. Juste je vois bien l’aiguille des manos, toujours bien éloignée de la zone rouge des 50 bars. Je n’arrive vraiment pas à descendre, rien que 20 cm ça se sent douloureusement. Je me pose sur un bloc au sommet de la pente, Didou me montre Jérémy en bas qui filme, avec l’éclairage un coup vers le fond, un coup vers nous, c’est dément. Après cette contemplation, on remonte tranquillement, tout de suite les tympans se dégagent, même s’ils ne me faisaient plus aussi mal, je retrouve une sensation de confort. Nous regardons les stalagmites, elles sont posées sur une pente de graviers anguleux amenées par les crues anciennes. Les crues actuelles sapent ce dépôt et démantèlent lentement les concrétions. J’en échantillonne une parmi celles qui jonchent le point bas, une datation permettra de savoir quand le siphon est remonté à son niveau actuel. J’échantillonne également l’argile blanche, on saura peut-être quelle est son origine. On émerge dans l’intersiphon. Didou admire les reflets, tandis que Jérémy repars dans le S2 faire quelques images. Retour dans le S1, il faut encore faire passer ces p… de tympans. Petit détour dans une cloche latérale, et nous voilà dehors. On remballe le matos, retour à la sortie. Merci Didou pour l’assistance, la promenade était super, merci Jérémy pour la compagnie sympathique et les beaux éclairages.
Texte: Philippe Audra, Hydrogéologue